QUAND L’ AFRIQUE …

Banque Mondiale, FMI, OCDE, UE … tous se réjouissent de la dynamique économique soutenue faisant de l’Afrique un champion durable de la croissance : 4% encore attendus en 2025, 4,3% en 2026-2027, un taux annuel de 4,5% projeté pour les vingt prochaines années contre 2,3% pour le reste du monde

8/10/202518 min temps de lecture

Banque Mondiale, FMI, OCDE, UE … tous se réjouissent de la dynamique économique soutenue faisant de l’Afrique un champion durable de la croissance : 4% encore attendus en 2025, 4,3% en 2026-2027, un taux annuel de 4,5% projeté pour les vingt prochaines années contre 2,3% pour le reste du monde, confirmant cette tendance positive. On estime cependant, avec regret, que la poussée démographique du continent y annulerait significativement la croissance, la progression du PIB par habitant étant projetée à 1,5% seulement. Et on s’alerte du fait que l’humanité pour 2/3 n’atteignant pas le taux de remplacement de 2,1 enfants par femme (contre 4 en Afrique), sa population va décroître (de 20 à 50% d’ici 2100 selon l’ONU), alors qu’elle subirait, l’Europe en particulier, une poussée de l’Afrique, dont le réservoir d’actifs aura lui augmenté de 850 millions à 1,56 milliard en 2050.

1/. Les Objectifs de Développement Durable 2030 de l’ONU (définis en 2015) sont-ils définitivement compromis, en même temps que l’Émergence ?

2/. L’Europe doit-elle s’attendre à un flux migratoire incontrôlable ?

Rappels : Il n’existe pas « une » Afrique, sinon géographique. Pour la circonstance, l’approche du continent dans sa globalité gomme, tout en les rappelant, les grandes disparités de situations, pour faire ressortir les éléments clef de la problématique commune du développement durable. Cette Afrique en construction, ce sont les 54 nations de l’Union Africaine (j’y réintègre les pays exclus récemment de l’AES i.e. Mali-Burkina-Niger, ainsi que la Guinée et le Soudan) également signataires de la ZLECAf, la Zone de libre-échange continentale africaine, en cours d’activation progressive. Pour un investisseur le niveau d’analyse le plus pertinent demeurera l’étude par pays, celle du Conseil spécialisé passant au crible de son expérience les notations et commentaires croisés des rapports/études internationaux les plus parlants, car leurs appréciations se contredisent souvent. / L’UE est un marché de 450 millions de consommateurs, l’Afrique de 1,5 milliard / Les spécialistes estiment un rapport actif-inactif de 1,7 nécessaire pour générer une croissance nette.

1/. Défis mondiaux, les 17 objectifs ODD de l’ONU visent à lutter contre la pauvreté, les inégalités, la dégradation de l’environnement et les effets négatifs du réchauffement climatique en assurant prospérité, justice et paix aux populations. Charité bien ordonnée ? Relecture de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU (Paris 1948) ? Rattrapage du niveau atteint par les économies développées ? Non, bien évidemment. Mais, si les objectifs sont aussi interconnectés entre eux et la solidarité des pays développés jugée nécessaire pour les atteindre, c’est que la perspective d’antagonismes majeurs conduisant à des ruptures, des explosions, des révolutions de grande ampleur, nuirait gravement à tous. Plus que l’intérêt mutuel, corriger les inégalités de toutes sortes, y compris celles de l’Histoire et préparer un avenir plus harmonieux pour l’humanité, tient d’abord d’une prise de conscience existentielle se voulant responsable. Car dans nos sociétés richesse et pauvreté se complètent – si l’on peut dire -, mais trop de richesse ne peut que s’opposer au trop de pauvreté qu’elle a générée et dont elle profite. Le balancier doit retrouver un certain équilibre pour ne pas rompre et servir à ce pour quoi il a été créé. C’est le sens de la mobilisation de l’ONU, réclamant cette forme d’intelligence entre les plus forts et les plus faibles.

Réaliste, l’ONU admettant que les objectifs 2030, souvent traduits en Plans d’Émergence dans les pays « en voie de développement », ne seront généralement pas atteints, plaide pour une approche stratégique totalement différente des pays et renvoie à l’Agenda 2063 ; l’Afrique que nous voulons, la vision sur cinquante ans de l’Union Africaine pour « transformer l’Afrique en puissance mondiale de l’avenir ». Sur le papier cela se tient, car le continent recèle un très fort potentiel largement inexploité : 70% des terres arables mondiales non cultivées, le plus grand gisement solaire entre autres ressources en énergies renouvelables (EnR), un sous-sol encore riche en pétrole et en gaz, des réserves importantes en minéraux rares, stratégiques ou critiques pour les économies développées, une population jeune sous employée, une capacité à tirer profit plus vite qu’ailleurs des nouvelles technologies. De plus, après dix ans seulement de gestation, le projet de la ZLECAf ouvre la perspective d’une très forte augmentation des échanges interafricains et de ses exportations de produits transformés, devant entraîner une croissance nette supplémentaire du PIB.

Cependant, rien ne se fait mécaniquement, au-delà des intentions, quelques facteurs bien réels contrarient le schéma directeur et la vision de l’Agenda. Le revenu réel actuel par habitant est encore inférieur à celui de 2019, année pré-Covid et au pic de 2015. En 2023, 47% des recettes publiques d’Afrique sub-Saharienne ont été consacrés au service de la dette, contraignant le financement des services essentiels, de la santé, de l’éducation …, réduisant significativement le niveau des ressources budgétaires allouées à des investissements durables. De plus, l’augmentation du coût de cette dette rend l’accès au crédit pus difficile, alors que le niveau d’endettement de nombreux pays est déjà élevé, voire critique. Les facilités du FMI (FEC, MEDC, FRD) continuent d’apporter un peu d’air en contrepartie d’actions publiques « d’assainissement » et de politiques d’austérité. Les aides publiques au développement (APD) des grands pays sont en baisse (et plus encore à la suite de l’engagement des membres de l’UE de porter à 5% de leur PIB les dépenses militaires). Quant aux investissements directs à l’étranger (IDE), principalement dirigés vers les minéraux de la transition énergétique (lithium, cobalt, terres rares …), les industries extractives (hydrocarbures, fer, cuivre), de grands projets d’EnR, ils ne représentent que 4% des flux mondiaux et font défaut au développement d’infrastructures nécessaires à l’atteinte des ODD … et à l‘efficacité d’investissements long terme. Cercle vicieux, reflet d’un manque d’attractivité vs d’autres régions du monde. Contrairement aux APD et IDE, les transferts de la diaspora africaine ne cessent de croître, doublant en dix ans pour frôler les 100 milliards USD, 80% dirigés vers l’Afrique du Nord et de l’Ouest : une solidarité faisant face à des besoins de première nécessité essentiellement, un faible part allant à l’investissement. Les prêts concessionnels, les dons ciblés ? Des bouche-trous. La situation peut encore être compliquée de la baisse des exportations africaines vers les USA, en cas de maintien de leur décision d’augmenter leurs droits de douane import.

Il conviendrait, vous devriez … : en avril 2024, la Commission Economique de l’Afrique de l’ONU recommandait aux pays africains des profils de stratégies holistiques qui, « réorientent fondamentalement leurs systèmes de production, de consommation, de gouvernance, de technologie, de capital humain et financier ». Certes, des incertitudes géopolitiques et des infractions aux règles établies du commerce international, aggravées ces toutes dernières années, rebattent les cartes. Pourtant, à y regarder de près, la situation n’a fait que s’aggraver seulement, car les plus forts (pays ou entreprises de taille mondiale) ont toujours pesé sur les équilibres pour accroître leur avantage ; ils le font à présent plus fortement et ouvertement, justement parce que plus forts qu’hier. Ce précieux conseil onusien aux allures de « chamboule tout », prend le contrepied des pratiques du FMI qui, tout en égratignant la gestion jugée peu efficace de nombreux gouvernements, leur accorde des rallonges sans remettre en cause la responsabilité première des décideurs : ainsi, les mesures d’austérité recommandées (en dernier lieu la suppression des subventions sur les carburants) sont-elles appliquées, en revanche les ficelles de la prédation demeurent indénouables !

Gouffre financier de certaines entreprises publiques ; fonctionnaires fantômes ; manque de transparence des comptes publics ; déséquilibre des clauses des contrats liés aux hydrocarbures et aux ressources minières stratégiques ; faible taux de réalisation des marchés publics ; mauvais choix dans les grands projets d’infrastructures ; faiblesse des recettes fiscales (inclusion économique réduite faute de volonté politique, le secteur informel employant 82% des travailleurs – alors que le mobile money constitue un levier d’accélération de l’inclusion, 44% des adultes en Afrique détenant déjà un compte) ; libre importation de denrées alimentaires de base (au détriment d’un mode de consommation tourné vers les produits locaux) ; exportation de produits agricoles, de minéraux ou d’hydrocarbures sans ou avec une faible valeur ajoutée de transformation ; justice à la carte ; augmentation de l’insécurité (terrorismes et délinquance locale) et multiplication des conflits internes dans certains pays ; absence de logements sociaux dans les grandes métropoles (l’immobilier de luxe, hôtellerie et bureaux est privilégié) ; démocratie politique de façade dans un certain nombre de cas (élections non inclusives, cumuls des mandats, rôle de gendarme des partis « historiques » au pouvoir, majorités parlementaires arrangées, censure ..).

Cet inventaire des moins vertueux s’applique évidemment très diversement selon les pays et pas à d’autres. Cependant le croisement de plusieurs indices se basant sur des données statistiques et des analyses sérieuses tend à confirmer une gestion encore peu efficace, ralentissant la croissance et le développement durable des pays, principalement en Afrique sub-Saharienne. Ainsi l’Indice de Pauvreté Multidimensionnel (IPM analysant les dimensions Santé, Education, Niveau de vie) du PNUD, le coefficient de Gini mesurant les inégalités de revenus, l’Indice de Perception de la Corruption de l’ONG Transparency International ou l’Ibrahim Index of African Governance (IIAG) font ressortir une progression dans le temps, lente et insuffisante pour permettre l’atteinte des ODD en Afrique sub-Saharienne. L’IIAG, qui consolide 96 indicateurs communs aux 54 pays (Sécurité, justice, lutte contre la corruption / Droits, inégalités, inclusion / climat des affaires / Développement humain, santé, éducation) aboutit à un score de 49,3 sur 100 en progression de 1 point sur la période 2014-2023, concluant à une stagnation de la gouvernance (liée à la dégradation de la sécurité et du paysage démocratique) « compromettant les avancées substantielles réalisées en matière de développement humain et économique ». Un bilan peu positif cachant des trajectoires totalement opposées, car 29 pays représentant la moitié de la population du continent tirent la moyenne vers le bas, quand 16 obtiennent leur meilleure note en 2024.

« Des avancées substantielles en matière de développement humain et économique » : en réalité de lents progrès en matière de recul de la pauvreté, d’augmentation des durées de scolarité et d’espérance de vie, de fourniture des infrastructures nécessaires à l’amélioration des conditions de vie (routes, moyens de transport, eau, électricité, éclairage public, logements à bas coûts …) et surtout de création d’emplois dans le circuit des entreprises formelles. Car pour réduire significativement la dépendance des économies africaines aux variations des cours mondiaux des matières premières et de leur devise de facturation (USD ou Euro) qui, depuis des décennies, les impactent directement et parfois gravement, il faut nécessairement assurer l’autosuffisance alimentaire, diversifier les économies et créer de la valeur. Deux conditions semblent s’imposer pour y parvenir et permettre réellement le développement durable : a) la couverture électrique efficace (les solutions solaires et hybrides sont une opportunité formidable) des villes et des populations de l’intérieur, permettant le bon fonctionnement en continu de toute entreprise/service public, des services bancaires et des systèmes d’information, la mécanisation du travail artisanal ou de l’agriculture, l’accès à l’eau (pompage) et l’irrigation, la transformation et le stockage des productions, l’éclairage et l’alimentation en énergie des villages … b) la création d’emplois permanents productifs agricoles ou industriels et de service, notamment au sein d’un tissu de TPE-PME/PMI et ETI renforçant la concurrence, capables d’opérer dans des conditions de marché et un cadre fiscal clair : l’inclusion de ces activités constituerait un gisement fiscal significatif pour les recettes publiques et un relais pour la consommation. Les grandes et très grandes entreprises/industries, publiques et privées (350 champions africains réalisent un chiffre d’affaires supérieur au milliard de USD selon McKinsey), doivent également profiter de la ZLECAf et être encouragées à recruter (et pas seulement optimiser leur productivité comme elles le font déjà grâce à l’Intelligence Artificielle générative, notamment) ; elles pourraient jouer un rôle pivot au niveau régional.

De 1990 à 2019, le taux annuel de croissance africaine se chiffrait à 3,7% provenant à 78% du facteur emploi et 22% de la productivité. Améliorer ce niveau de croissance et ses composantes revient aux politiques publiques et aux APD, en appui d’accords de coopération mutuellement avantageux (financements, investissements, apports/transferts de technologie-savoir-faire et formation …) ; cependant le rôle des acteurs privés nationaux et des investisseurs privés étrangers opérant sur l’ensemble des chaînes de valeur avec des outils modernes, tant dans les secteurs primaire et secondaire, que dans les services, doit être souligné et encouragé, car il est déterminant. C’est ce socle économique et cette « classe sociale » de travailleurs, qui pourraient devenir les leviers pérennes du développement durable, parce qu’alors les plus nombreux, les mieux organisés et les plus intéressés au progrès, et non pas les grands ranchs d’une révolution agricole non inclusive, des grandes entreprises publiques et/ou privées seules, encore moins des grandes industries comme cela a été le cas en Europe. La formation du capital sera différente, son emploi également. L’Afrique n’a pas besoin de modèles – mais les bons et mauvais exemples sont utiles -, son génie doit créer ses solutions originales. Le nouveau rapport annuel de la Banque Mondiale 2024 intitulé Business Ready (remplaçant son étude sur les 190 pays du Ease of Doing Business) qui passe en revue détaillée les cadres réglementaires et les conditions réelles des affaires de 50 économies, dont 15 en Afrique, illustre bien en les nuançant le feu d ‘artifice des trajectoires spécifiques de chaque économie. L’Afrique est le kaléidoscope d’un paysage en recomposition permanente, il faut savoir l’utiliser et observer, comme au travers d’une longue-vue.

Sur cette même période de 1990 à 2019, le PIB annuel par habitant n’a cru que de 1,1% impacté par un essor démographique de 2,6% par an. Comparativement, la Chine et l’Inde ont connu des taux de croissance annuels de 8,9% et de 6,2% et une progression annuelle de leurs PIB par habitant de 8,4% et de 4,6%, grâce à des courbes de croissance démographique plus plates (en moyenne annuelle 0,7% et 1,5% respectivement). De fait, l’évolution d’un rapport actifs/inactifs favorable a permis la croissance et l’a accompagnée. 1,7 en 1980 en Chine, 2,7 en 2010, mais 2,2 projeté en 2035. 1,7 en 2006 en Inde et 2,2 espéré en 2035, grâce à une poussée démographique maîtrisée jusqu’en 2050 (+15% vs aujourd’hui). Mais ce pilotage dans le temps n’est pas aisé, la Chine en sait quelque chose, qui après avoir imposé la politique de l’enfant unique jusqu’en 2015, encourage désormais les couples à avoir jusqu’à trois enfants pour maintenir la croissance, car sa population a vieilli de manière accélérée et a commencé à décroître, une baisse estimée à 156 millions d’individus, soit -11% d’ici 2050, selon le rapport « Perspectives de la population mondiale 2024 » de l’’ONU. D’autres pays connaissent déjà un semblable phénomène impactant négativement leur croissance, avec des baisses de population de l’ordre de 13% envisagées en 2050, tant au Japon qu’en Corée, conséquence d’un basculement entre population active et seniors inactifs plus nombreux (1/4 des consommateurs dans le monde en 2050) et d’une chute du taux de fertilité, liée à un choix de vie.

Alors, l’histoire doit-elle se répéter et la croissance africaine attendue sera t’elle absorbée par le nombre ? A l’opposé d’une politique de contrôle/limitation des naissances, inenvisageable au premier abord - tout du moins avant de tester et valider pratiquement certains préalables -, des États comme le Nigeria ou l’Éthiopie croient en la vertu du nombre, d’où des prévisions onusiennes leurs attribuant des chiffres de population respectifs de 359 millions et 225 millions en 2050, contre 237 et 135 millions aujourd’hui – de quoi effrayer leurs voisins ! Au Nigeria, le rapport actifs/inactifs s’établit à 1,2 en 2025, il serait de 1,7 en 2067. Les Nigérians, la jeunesse en particulier, attendront-ils aussi longtemps pour vérifier la justesse de l’hypothèse d’augmentation du PIB par habitant ? et sans garantie de sortie de leur situation de pauvreté multidimensionnelle pour 100 millions d’entre eux (ou des 80 millions vivant en-dessous du seuil de pauvreté, soit 1,90 USD par jour) ? Les politiques publiques devront se montrer plus imaginatives et hardies pour redistribuer les fruits de la croissance. Car, au Nigeria comme ailleurs, nonobstant la solidité espérée des ingrédients de la croissance, rien n’est mécanique, la quantité et la qualité de l’offre d’emplois demeureront les facteurs déterminants, ce qui suppose des réformes urgentes, que recommande aussi la Banque Mondiale. Une institution, dont le chef économiste confirme lui aussi, dans son dernier rapport semestriel Africa’s Pulse (« Améliorer la gouvernance et répondre aux besoins des populations »), que le rythme de la croissance ne permet pas de réduire significativement la pauvreté … s’inquiétant d’une perte de confiance des populations - en particulier la jeunesse -, envers leurs gouvernements.

Ainsi, les objectifs ODD 2030 sont légitimés par les progrès accomplis, mais leur réalisation et l’Emergence sont donc repoussées dans le temps. Pourtant, la mise en place de dispositifs favorisant et sécurisant l’investissement privé combinée à l’affirmation de politiques publiques mieux orientées en matière d’éducation, de santé, de logement et des autres services de base (lesquels infléchiront à terme les courbes démographiques), permettraient une amélioration des taux de croissance anticipés, ainsi qu’une progression plus nette et équitable du PIB par habitant – donc un recul plus sensible de la pauvreté. Les gouvernements – y compris en Afrique du Nord - ont dans ce cadre un rôle historique à jouer dans l’inclusion progressive, mais totale, du secteur informel : un levier puissant de l’élargissement de l’assiette fiscale, de transparence fiscale et des règles de marché, mais également d’orientation des priorités de l’économie et de création de valeur ajoutée, y compris dans la perspective court terme d’échanges intra-africains (ZLECAf) ou de grand export …

S’il existe ici, comme ailleurs, des distorsions entre les affirmations et les pratiques réelles, les faiblesses structurelles historiques de certaines économies et la fragilité des institutions, rendent les mauvaises pratiques (évoquées précédemment) encore bien plus néfastes pour les populations et pénalisantes pour la croissance. Or, la bonne gouvernance n’est pas une question d’habit (exemple : après 33 ans de régimes militaires, les gouvernements civils n’ont pas su, depuis 25 ans, remédier aux grandes plaies du Nigeria !). En outre, si les recommandations de la BM, du FMI, de l’ONU ou d’ailleurs, ne sont peut-être pas toutes pertinentes, le développement de l’Afrique sub-Saharienne ne tient pas tant aux compétences de gestion, qu’à la volonté résolue d’œuvrer (ou pas) pour l’Émergence. On peut d’ailleurs se demander, si dans une certaine mesure, l’inaction démographique n’est pas un outil de ralentissement du progrès et de la sortie de la pauvreté ?

2/. La solide dynamique du développement durable en Afrique sera-t-elle suffisante, dans les décennies à venir, pour offrir aux jeunes les opportunités économiques et les offres de qualité permettant de les retenir ? Eu égard aux évolutions démographiques projetées, on peut en douter. La gestion de ce phénomène supposerait d’intervenir le plus en amont possible pour freiner la tendance. Dans les campagnes, en relançant de manière rationnelle l’agriculture, en diversifiant les cultures avec des méthodes modernes, en développant la pisciculture et l’agro-industrie : l’autosuffisance alimentaire et la réduction des importations (payées en devises), vont de pair avec la fixation d’une population de jeunes fuyant aujourd’hui le village pour les grandes métropoles. Les villes de l’intérieur subissent ce même phénomène d’exode vers les capitales, là où des écosystèmes agro/industriels et artisanaux pourraient être créés, autour de compétences locales ou de la disponibilité d’intrants à proximité : bonnes volontés et ingéniosité ne manquent pas, mais rationalité et financements font défaut. La coopération internationale pourrait faire beaucoup mieux dans ce domaine, par le transfert de savoir-faire et d’expériences réussies dans des conditions transposables (Japon, Chine, Asie du Sud-est), la mise en œuvre de nouveaux schémas de financement et la promotion de projets que le secteur privé étranger souhaite se réserver (exemple, les initiatives portant systématiquement sur des grandes centrales solaires ou barrages hydro-électriques plutôt que sur des projets de taille moyenne de proximité et la création de dispositifs d’intégration/fabrication locale).

Comme déjà mentionné, l’accès à l’énergie est la clef du développement le plus inclusif possible ; cette clef doit être reproduite au maximum, en l’adaptant, pour donner une chance à 630 millions d’Africains de ne plus être les éternels oubliés de la croissance. La disponibilité de l’énergie permettra en outre de ralentir ou contrebalancer partiellement les impacts négatifs du réchauffement climatique poussant déjà des populations à migrer. Là où le secteur privé trouvera difficilement un retour sur investissement rapide, coopération multilatérale et aides bien orientées et cohérentes dans le temps apporteront des solutions efficaces. En ce sens, la constance de bonnes relations bilatérales facilitera l’accès à des flux plus importants et rémunérateurs d’IDE, tournés vers les domaines les plus diversifiés. Une logique que la France a interrompue et dont des outsiders bien moins légitimes essayent de tirer profit.

Quant aux très grandes métropoles, une ou deux mégacités dans chaque pays, des îlots y dressent quelques tours, comme des obélisques au milieu du désert, au pied desquelles un afflux de population à l’asphyxie se presse attendant vainement le décollage de l’ascenseur social. L’étalement anarchique de ces villes champignon, sans emploi stable, sans services publics ou presque, complique encore les problématiques de santé, d’éducation, de transport, de pollution et de sécurité, alimentant les protestations de la rue. Il est urgent de freiner au maximum cet exode, en intervenant en amont. Quant à intégrer dans les circuits formels ces laissés pour compte de la croissance, il y faudra une réelle volonté, une cohérence dans le temps et des solutions originales.

Face à cette grande illusion de la ville, la jeunesse migre vers les pays voisins, vers le Nord et les plus téméraires vers l’Europe ou plus loin encore. L’inadéquation entre la demande et l’offre d’emplois qualifiés, des débouchés insuffisants ou sous-payés, poussent également un nombre croissant de diplômés à émigrer (exemple, les Camerounais sont les troisièmes bénéficiaires des programmes d’immigration qualifiée au Québec, après les Français et les Chinois, devant les Algériens, Marocains et Tunisiens) ... . La mobilité intra-africaine est facilitée par une communication en français ou en anglais, langues parlées dans la plupart des pays du continent, ce qui ne va pas toujours de pair avecune bonne intégration, surtout quand les communautés étrangères paraissent trop nombreuses, soudées ou prospères, créant alors des réactions de rejet – phénomène que certaines communautés ont bien connu en Europe. La ZLECAf pourrait favoriser ces mouvements, pour peu que certains pays décollent au point de manquer de main d’œuvre, ce qui est très possible ; les flux devraient alors être organisés et contrôlés.

Sur l’autre rive de la Méditerranée, en France par exemple, en 2023, l’INSEE chiffre la population immigrée étrangère (i.e. non naturalisée) à 5,6 millions, soit 8,2% de la population totale vivant dans le pays. Une population constituée à 48% de résidents nés en Afrique (dont 2,1 millions en Algérie, Maroc, Tunisie et 1,38 million en Afrique sub-Saharienne), 33% nés en Europe et 19% dans le reste du monde. Qualifiée ou pas, cette main d’œuvre partage le mal endémique d’un chômage qui, depuis 50 ans, « préoccupe » les politiques sans qu’ils n’y aient apporté de solutions. Une situation qui changerait du tout au tout dans les décennies à venir pour les raisons exposées plus haut ! une proportion de seniors en hausse, une croissance et une productivité en baisse, accompagnées d’une natalité constamment inférieure au seuil de renouvellement, avec un taux de fécondité de 1,7 enfant par femme.

Comme cela s’est produit dans le passé, la France, l’Europe, auront un besoin impératif d’apport de main d’œuvre étrangère pour accompagner la croissance et produire la richesse, dont vivra une proportion en hausse de consommateurs seniors. Autant s’y préparer en calant au sein d’accords bilatéraux le cadre des filières définies, les niveaux de formations, la formation des formateurs, le nombre de bénéficiaires etc … des universités et écoles supérieures de commerce, aux filières techniques industrielles et agricoles. En perspective, des accords mutuellement avantageux pour l’emploi local et dans le pays étranger partenaire, donc des partenariats de coopération économique au lieu de politiques migratoires court terme et inefficaces.

En dépit d’une attitude critiquable, associée à une communication privilégiant le politique court terme et la diplomatie au détriment de la pérennité de relations bilatérales anciennes, la France a, mieux que les autres européens, les atouts pour nouer de vrais partenariats privilégiés riches en contenu, mais non exclusifs, avec un grand nombre de pays africains : il y va de l’intérêt des Français et à pied d’égalité, de tout partenaire potentiel en Afrique. Une Afrique où 5 000 entreprises françaises opèrent, employant plus de 500 000 personnes, y réalisant un chiffre d’affaires annuel de 100 milliards d’euros. Une présence française consolidant le second stock d’investissements sur le continent (63 milliards). Comme le souligne justement le président du CIAN (Conseil français des investisseurs en Afrique) « Le défi des entreprises en Afrique est de privilégier le long terme sur le court terme, sans se laisser impressionner par les bouleversements ». Avec le temps la myopie s’améliore, mais il n’est point d’âge pour essayer d’y voir plus clair : dans un monde particulièrement instable, de solides partenariats africains feront avancer leurs acteurs, peut-être plus vite qu’ailleurs !

Croissance et démographie pour un développement durable

Sources : Banque Mondiale, Fonds Monétaire International, ONU/PNUD, Indice Ibrahim Moe, McKinsey, Transparency International, INSEE, Jakkie Cilliers (Institut des études de sécurité ISS, Afrique du Sud), Patrick Smith « Africa insights », CIAN, CNUCED.